Un combat à rendre sourd

Dans cette salle de comité du Parlement, le pouls est tendu. On y entend le murmure ininterrompu des traducteurs s’échappant des écouteurs. La ventilation bruyante comble la pièce pendant que les haut-parleurs amplifient les paroles des membres du comité. Chaque pas résonne sur la tuile; chaque mouvement fait crisser les fauteuils de cuir. Les tasses à café tintent discrètement contre leurs soucoupes. On distingue même le griffonnement des stylos s’agitant sur le papier.

Alors que Scott Simser, avocat spécialiste en finance et en question de droits de l’homme, doit s’adresser au comité parlementaire du Patrimoine portant sur le Programme de contestation judiciaire, rien de cela n’existe pour lui. Scott Simser est sourd.

« Je suis sourd depuis la naissance, j’ai toujours été profondément sourd », explique M. Simser par voie de courriel, son principal moyen de communication avec ses clients. Capable de lire sur les lèvres mais parlant avec peine, c’est de fil en aiguille que l’avocat est devenu défenseur des droits des Sourds.

Sa première victoire dans une cause des droits de l’homme était au début de ses études, quand il a forcé son école de droit à lui fournir le soutien financier pour lui donner accès à ses cours. C’est par l’entremise du sous-titrage simultané et du langage signé que Scott Simser a pu apprendre sa profession.

Parmi ses autres succès ont compte l’obtention d’un service sous-titrage simultané ou d’interprète pour les avocats, défendeurs, appelants ou témoins atteints de surdité et l’instauration du sous-titrage des grands films dans 30 salles de cinéma Famous Players.

Armé d’un appareil auditif et d’une interprète habile, Scott se bat maintenant pour défendre le Programme de contestation judiciaire qui a une grande importance pour les minorités linguistiques.

« Ce programme faisait que les Canadiens sourds et malentendants n’étaient plus perçus comme des citoyens de seconde importance. (…) Le programme est très important pour les personnes atteintes d’un handicap », traduit l’interprète de M. Simser, devant les parlementaires.

Selon Scott Simser, l’élimination de mesures favorisant un accès équitable aux services n’est pas à l’avantage du gouvernement. « Quand les gens sourds ont un plus grand accès aux programmes, ils sont plus productifs donc payent plus d’impôts et contribuent davantage à l’économie canadienne », argumente-t-il devant les députés.

La contestation judiciaire compte particulièrement pour M. Simser. C’est grâce à ce programme que l’Association des Sourds du Canada, représenté par M. Simser, a pu arracher une énorme victoire du gouvernement canadien.

Les bureaux fédéraux doivent maintenant offrir des interprètes de langue signée pour tous leurs programmes et lors des consultations publiques d’intérêt à la communauté sourde. Et ce, en plus d’en assumer les frais.

Ce gain est d’autant plus important, puisqu’au début du mois d’octobre le ministère de la Justice a annoncé qu’il n’irait pas en appel du jugement.

« Nous allons les surveiller et nous ferons la demande formelle d’un rapport quelque temps avant ou après les fêtes », affirme Jim Roots, directeur exécutif de l’Association des Sourds du Canada, au sujet de l’application de cette décision. Et les changements se font déjà sentir!

« Je crois que le processus est déjà entamé. Chaque fois que j’ai pris rendez-vous avec les représentants du gouvernement, depuis le mois d’août, j’ai remarqué qu’ils étaient vites à me demander mes préférences d’interprète en langage signé », applaudit M. Roots. « Cela est une amélioration considérable, plutôt que de me faire dire qu’ils ne peuvent obtenir d’interprètes ou qu’ils ne savent pas comment le faire. »

Bien que l’Association ait de quoi célébrer, il reste bien du pain sur la planche. « Nous travaillons sur plusieurs questions avec le CRTC. Nous allons faire une présentation sur le sous-titrage à la télé le mois prochain et nous surveillons la mise en œuvre d’une directive ordonnant aux compagnies d’installer des téléimprimeurs aux téléphones publics », explique Jim Roots.

« Nous avons également participé à des consultations pour la remise d’un rabais de 50 % aux utilisateurs de téléimprimeurs qui inclura la téléphonie et la messagerie sans fil. Et nous continuons de participer aux procédures exigeant aux compagnies de téléphone d’améliorer l’accès à leurs services et à leur nouvelle technologie », ajoute le directeur exécutif.

Efforts individuels

Pour être intégrés, il est impératif que la société canadienne ait une meilleure compréhension des difficultés et de la réalité que vivent les Sourds. Pourtant, cette connaissance paraît presque inaccessible.

« Le Canadien moyen est surtout exposé aux médias américains et passe à côté de notre communauté locale. Par exemple, à Ottawa les utilisateurs de l’ASL [American Sign Language] fréquentent ceux qui communiquent par langue signée québécoise. Pourtant, l’Université américaine Gallaudet pour les Sourds attire l’attention des médias locaux plus que toute réalisation de la communauté sourde au Canada », rappelle Jon Kidd, professeur d’ASL à l’Université Carleton, lui-même Sourd.

La conscientisation commence peut-être par des gestes concrets que seuls les dirigeants peuvent poser.

« Tous les gouvernements vous diront que les Sourds sont déjà protégés par les lois, bien qu’elles regroupent d’autres segments de la population, parmi lesquels les Sourds sont perdus de vue. Par exemple, l’éducation des Sourds dans les écoles locales réunit d’autres groupes plus visibles sous la bannière d’éducation spécialisée, ce qui diminue la priorité du financement pour les Sourds », estime M. Kidd.

Entre l’intégration à la société entendante et le regroupement des Sourds en une communauté close, il n’y pas toujours de distinction à faire. « Je suis pour l’intégration, mais cela ne veut pas dire que nous devions renier qui nous sommes… Je me vois comme étant intégré à la culture des entendants, mais je me considère aussi comme faisant partie de la communauté sourde », pense Scott Simser.

Cette distinction est parfois question d’origine de la surdité. « Je vois vraiment une différence entre ceux qui sont nés Sourds et ceux qui le sont devenus plus tard, et celles-ci sont multiples », croient pour sa part le professeur Jon Kidd. « Elles varient selon le contexte dans lequel ils ont grandi en incluant différents facteurs sociolinguistiques. »

Pourtant, tous ne sont pas du même avis. « Je ne crois pas qu’il y ait de différence entre les sourds nés et ceux qui le sont devenus plus tard dans la vie », estime l’avocat Scott Simser. À son avis, la seule chose qui compte pour être un « vrai » Sourd, c’est de se percevoir ainsi et de se reconnaître au sein de cette communauté.

« Dans la plupart des cas, les personnes sourdes voient effectivement une différence entre les Sourds – ceux nés sourds de parents sourds ou personnes ayant une forte appartenance à la culture sourde et voulant conserver cette langue – et les Sourds qui le sont devenus plus tard. Par contre, de nos jours la problématique s’est estompée », est d’avis Darren Holst, président de l’Ontario Cultural Society of the Deaf.

La dichotomie entre ces perceptions naît souvent de l’opinion adoptée sur les traitements contre la surdité. Plusieurs sont vivement opposés aux technologies visant à leur rendre l’ouïe qu’ils n’ont jamais eue.

« Je n’ai pas de position précise sur [l’intégration], sauf pour ce qui est de forcer les enfants sourds à devenir, par voie de chirurgie, les marionnettes du désir de perfection des entendants », soutient vivement Jon Kidd.

Pourtant, au Nouveau-Brunswick où le nombre ne justifie pas un regroupement exclusif des Sourds, l’intégration est obligatoire. Dans cette province, l’enseignement du langage signé a été remplacé par la technique auditive-verbale. Les prothèses auditives et les implants cochléaires sont même acceptés par les familles d’enfants sourds, ses outils étant nécessaires à leur intégration.

« Sur près de 170 élèves qui reçoivent nos services présentement, un seul utilise le langage des signes. Il est dans sa dernière année du secondaire », explique Suzanne Doucet, enseignante-itinérante pour élèves malentendants au Nouveau-Brunswick depuis 27 ans.

« Le fait que nous soyons une petite province avec une petite population d'élèves malentendants nous a permis de choisir l'option auditive-verbale, et ce, avec l'appui inconditionnel des parents. Nous voulions tous que ces élèves soient des membres à part entière de la société et pour y arriver, ils devaient avoir un mode de communication qui leur permettrait de communiquer avec tous », précise Mme Doucet.

Ayant été très engagée dans la conception de l’enseignement pour les élèves sourds du Nouveau-Brunswick, Suzanne Doucet s’est rapidement aperçu que l’approche verbale était de mise.

« Pendant mes six ou sept premières années d'enseignement, j'ai utilisé le langage des signes avec mes élèves. L'expérience était difficile, car je me rendais très bien compte que mes élèves restaient très isolés socialement. De plus, académiquement, ils ne parvenaient jamais à atteindre un niveau leur permettant de passer aux études postsecondaires. »

« De nombreuses études évaluant le niveau de littératie des élèves communiquant avec le langage des signes montrent qu'ils atteignent rarement un niveau dépassant la troisième ou quatrième année scolaire... Quand j'ai eu la chance de m'impliquer dans les décisions concernant le mode de communication à utiliser avec ces élèves, il était très clair pour moi qu'il devait s'agir d'une approche verbale. »

Pourtant, en Ontario où le nombre peut le justifier, certains établissements accueillent exclusivement des élèves Sourds. C’est le cas à l’école Sir James Whitney de Belleville. Là s’y retrouvent plusieurs centaines d’élèves qui apprennent l’ASL ainsi que l’anglais écrit. Les élèves témoignent favorablement de leur séjour à cette école qui accueille également les pensionnaires provenant d’une autre région.

« Je suis heureux d’être venu ici parce qu’à mon ancienne école les enfants plus vieux me criaient des noms parce que je portais des prothèses auditives. Quand je suis ici, je suis presque comme tous les autres », raconte un élève de 10 ans, originaire d’Oshawa.

Une jeune étudiante de 15 ans de Sudbury est également enchantée de son choix : « J’ai plus d’amis et mon éducation s’est améliorée. Je prévois pouvoir rester ici jusqu’à la fin de mes études. C’est fantastique d’être avec autant d’autres étudiants sourds. »

Pour Jim Roots de l’Association des Sourds du Canada, l’intégration ne diffère pas de l’inclusion. Il s’agit d’une mission de société que tous doivent endosser. « L’autre jour, j’ai reçu une demande urgente d’un immigrant sourd au Nouveau-Brunswick dont la demande d’interprète à Citoyenneté et Immigration a non seulement été rejetée, mais elle a poussé le ministère à lui offrir une exemption du test et du serment de citoyenneté », s’exclame-t-il.

« L’homme et nous voulons que le test et l’assermentation soient aidés par un interprète. Cet incident illustre que notre but n’est pas d’exempter les Sourds de quoi que ce soit, mais plutôt de leur permettre de participer à n’importe quoi. »


« Tout ce que nous essayons de faire c’est de surmonter nos propres limites », plaide pour sa part Scott Simser.

-Nathalie Caron

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