La nouvelle année se lève sur le Chinatown
Les écriteaux colorés illuminent le devant des commerces exotiques. Cette rue doucement achalandée vit d’une énergie quotidienne. Une culture prend racine au long de la rue Somerset, le quartier chinois d’Ottawa. Né de l’histoire canadienne et du hasard des circonstances, le Chinatown d’Ottawa prend maintenant du fil de la bête. Ce quartier fondé sur le commerce de subsistance fait son petit bout de chemin.
Malgré le froid du mois de janvier, nous rencontrons plusieurs gens sur les trottoirs en ce dimanche après-midi. Je croise une foule d’yeux bridés aux intonations musicales. Ceux-ci entrent et sortent des boutiques qui longent la rue Somerset Ouest. Une profonde inspiration révèle l’arôme de soupe chaude qui s’échappe des restaurants.
La première grande vague d’immigration chinoise au Canada date de 1858. Majoritairement des hommes, ils venaient gagner de l’argent pour leurs proches restés en Chine. Plusieurs envisageaient d’y retourner après quelques années.
La plupart de ces hommes se sont localisés en Colombie-Britannique, travaillant à la main-d'œuvre générale. D’autres viendront profiter de la ruée vers l’or dans l’Ouest canadien.
Le premier Chinois qui s’installe à Ottawa, en 1880, s’appelait Tam. Il a travaillé dans l’industrie forestière qui florissait alors dans la région.
Un grand nombre de ses confrères ont participé à la construction du chemin de fer Canadien Pacifique. Une fois la périlleuse construction terminée, la majorité d’entre eux se sont retrouvés seuls et sans emploi.
Leurs mœurs combatives en faisaient des employés endurants, prêts à travailler de longues heures pour peu d’argent. Ceux-ci étaient d’ailleurs mal vus par le reste de la main-d'œuvre de l’époque. Les autres employés avaient tendance à trouver que les habitudes des Chinois compliquaient les conditions du marché du travail.
En 1923, le premier ministre Mackenzie King interdisait formellement l’immigration en provenance de la Chine. Cela signifiait que ces hommes ayant travaillé d’arrache-pied pendant des années ne pouvaient maintenant retrouver ni leurs proches, ni leurs femmes. Sauf s’ils en avaient les moyens, la Loi d’exclusion comprenant une lourde taxe d’entrée.
Ségrégation = opportunité
Laissés-pour-compte, ces travailleurs se sont regroupés dans des quartiers, à l’écart du reste de la population. À Ottawa, c’est à quelques endroits dans la Basse-Ville que les Chinois ont élu domicile. Notamment, sur la rue Albert et au nord de la rue Dalhousie.
Selon les données du recensement de 1931, il y avait 124 hommes pour chaque femme d’origine chinoise au Canada. Ces hommes vivaient à plusieurs dans des maisons de pension, connues sous le nom de fong-hau.
« Il était très difficile de louer une chambre à l’époque. Nous louions une maison entière. Nous étions à peu près dix, mais les gens ne cessaient d’emménager et de partir. Nous payions tous une part du loyer. Ceux au chômage payaient une moindre part, mais ils devaient aussi cuisiner et faire le ménage », se remémore un de ces hommes, dans le livre Chinatown de Paul Yee (2005).
Les 25 ans suivant l’introduction de la Loi d’exclusion ont été marqués par d’autres mesures interdisant aux Chinois d’occuper certains emplois, ou encore d’embaucher des femmes de race blanche dans leurs commerces.
Ainsi, la communauté chinoise s’est davantage repliée sur elle-même. Pour subsister, plusieurs ont ouvert leurs propres entreprises, cafés et buanderies. Ces commerces étaient fondés par eux et pour eux.
La communauté chinoise d’Ottawa ne comptait que 300 personnes avant la Seconde Guerre mondiale. La croissance de la fonction publique à Ottawa a fait croître la population chinoise, ce qui a entraîné une apparition ponctuelle de cafés et de lavoirs sur certaines rues de la capitale.
Entre 1911 et 1921, huit nouveaux restaurants chinois ont vu le jour, menant leur nombre à 16. En 1920, les lavoirs se chiffraient à 60. Les propriétaires d’entreprises chinoises passaient leurs commerces à d’autres avant de retourner en Chine ou d’explorer d’autres horizons.
Vers 1945, plusieurs citoyens d’Ottawa ont commencé à se soulever contre les lavoirs chinois, prétextant une baisse de la valeur mobilière.
Aujourd’hui, les présentoirs à fruits et à légumes demeurent dignement alignés devant l’épicerie Phuoc Loi. Par contre, en y entrant les voix qui s’animaient se taisent. La tension qui règne rend mal à l’aise et répond à des décennies de séparation entre deux cultures.
L’intégration demeure une considération lointaine pour certains Canadiens d’origine chinoise. Selon le recensement de 2001, 29 % des immigrants de Chine ne parle aucune des deux langues officielles. L’exclusion puis le regroupement de ces gens y ont joué un rôle.
Au magasin Wah Shing, en affaires depuis 26 ans, les clients fourmillent. « Le propriétaire ne parle pas anglais. Nos clients sont surtout Chinois, mais nous en avons qui viennent d’ailleurs aussi », indique Ed, le commis principal.
« Nous avons des clients chinois, mais aussi certains Canadiens qui ont appris la langue et qui veulent la pratiquer », explique Jenny du Capital Book Store & Gifts qui se spécialise dans la distribution de plus d’une dizaine de journaux rédigés en chinois.
Entreprises d’hier et d’aujourd’hui
Shung Joe fut un des premiers Chinois nés au Canada. Après avoir ouvert un lavoir à Ottawa, il réussit à faire immigrer sa femme, Kai-Voon, en 1923. Elle a évité l’exclusion chinoise de justesse. « Ma mère a été chanceuse. Elle a réussi à venir au Canada parce qu’elle était déjà sur le bateau », raconte son fils, William Joe.
William a suivi dans les traces de son père, en ouvrant un autre commerce, le restaurant Cathay. Ayant toujours pignon sur la rue Albert, ce restaurant chinois est le plus ancien de la ville d’Ottawa. Dans ce coin achalandé du centre-ville, Cathay attire encore les foules pour le dîner ou le souper.
Alan Kwan a travaillé avec son père Jimmy au restaurant Cathay de William Joe. À son tour, en 1971, Alan a ouvert le premier restaurant du quartier chinois de la rue Somerset, le restaurant Shanghai. L’établissement a été cédé aux enfants de Kwan au début des années 2000.
« Dans les familles chinoises traditionnelles, les parents préfèrent céder leur entreprise à leurs enfants. Mais au fur et à mesure que nous nous immergeons dans le mode de vie canadien, la succession ne signifie pas nécessairement de passer le commerce aux enfants », explique Eddy Lai, vice-président des affaires internes de l’Association of Canadian Chinese Entrepreneurs (ACCE).
Au Capital Book Store & Gifts, en affaire depuis 30 ans, l’avenir n’est pas clair. « La propriétaire n’a pas d’enfant. On ne sait pas ce qui arrivera au magasin dans l’avenir », explique Jenny, commis du magasin.
Cela fait maintenant 50 ans que 400 Chinois se sont installés sur cette parcelle de la rue Somerset. Depuis, d’autres communautés d’Asie s’y sont glissées, particulièrement du Vietnam et du Cambodge.
En 1989, une nouvelle organisation a vu le jour pour améliorer les conditions économiques du quartier chinois d’Ottawa. La Somerset-Chinatown Business Improvement Area regroupe plusieurs commerces situés entre les rues Bay et Rochester, sur l’axe Somerset.
« Notre mission est d’assurer l’entretien, l’embellissement et l’amélioration de cet espace public. Nous encourageons l’amélioration de la sécurité publique et faisons la promotion des entreprises locales et du tourisme », indique Qi Zhou, gestionnaire de bureau de l’organisme.
« De plus, nous encourageons le développement économique des entreprises et les efforts de revitalisation », ajoute Mme Zhou.
En 1986, un groupe de commerçants chinois a voulu ajouter au caractère culturel du quartier, pour y attirer plus de clientèle. Par contre, certains groupes de citoyens hésitaient à prendre cette orientation, préférant maintenir une identité multiculturelle.
Bien que le conseil municipal d’Ottawa ait favorisé un caractère chinois pour le quartier, la mesure a été abandonnée et le Chinatown s’est développé à son propre rythme.
« Le défi principal touchant les entreprises chinoises au Canada est de s’incorporer adéquatement dans la société majoritaire pour bien s’épanouir », indique M. Lai.
« Parmi tous les entrepreneurs chinois, bon nombre d’entre eux préfèrent se situer dans des communautés de type « Chinatown », mais plus encore, ils travaillent très fort pour orienter leurs commerces au service du public en général », ajoute le président de l’ACCE.
-Nathalie Caron
Malgré le froid du mois de janvier, nous rencontrons plusieurs gens sur les trottoirs en ce dimanche après-midi. Je croise une foule d’yeux bridés aux intonations musicales. Ceux-ci entrent et sortent des boutiques qui longent la rue Somerset Ouest. Une profonde inspiration révèle l’arôme de soupe chaude qui s’échappe des restaurants.
La première grande vague d’immigration chinoise au Canada date de 1858. Majoritairement des hommes, ils venaient gagner de l’argent pour leurs proches restés en Chine. Plusieurs envisageaient d’y retourner après quelques années.
La plupart de ces hommes se sont localisés en Colombie-Britannique, travaillant à la main-d'œuvre générale. D’autres viendront profiter de la ruée vers l’or dans l’Ouest canadien.
Le premier Chinois qui s’installe à Ottawa, en 1880, s’appelait Tam. Il a travaillé dans l’industrie forestière qui florissait alors dans la région.
Un grand nombre de ses confrères ont participé à la construction du chemin de fer Canadien Pacifique. Une fois la périlleuse construction terminée, la majorité d’entre eux se sont retrouvés seuls et sans emploi.
Leurs mœurs combatives en faisaient des employés endurants, prêts à travailler de longues heures pour peu d’argent. Ceux-ci étaient d’ailleurs mal vus par le reste de la main-d'œuvre de l’époque. Les autres employés avaient tendance à trouver que les habitudes des Chinois compliquaient les conditions du marché du travail.
En 1923, le premier ministre Mackenzie King interdisait formellement l’immigration en provenance de la Chine. Cela signifiait que ces hommes ayant travaillé d’arrache-pied pendant des années ne pouvaient maintenant retrouver ni leurs proches, ni leurs femmes. Sauf s’ils en avaient les moyens, la Loi d’exclusion comprenant une lourde taxe d’entrée.
Ségrégation = opportunité
Laissés-pour-compte, ces travailleurs se sont regroupés dans des quartiers, à l’écart du reste de la population. À Ottawa, c’est à quelques endroits dans la Basse-Ville que les Chinois ont élu domicile. Notamment, sur la rue Albert et au nord de la rue Dalhousie.
Selon les données du recensement de 1931, il y avait 124 hommes pour chaque femme d’origine chinoise au Canada. Ces hommes vivaient à plusieurs dans des maisons de pension, connues sous le nom de fong-hau.
« Il était très difficile de louer une chambre à l’époque. Nous louions une maison entière. Nous étions à peu près dix, mais les gens ne cessaient d’emménager et de partir. Nous payions tous une part du loyer. Ceux au chômage payaient une moindre part, mais ils devaient aussi cuisiner et faire le ménage », se remémore un de ces hommes, dans le livre Chinatown de Paul Yee (2005).
Les 25 ans suivant l’introduction de la Loi d’exclusion ont été marqués par d’autres mesures interdisant aux Chinois d’occuper certains emplois, ou encore d’embaucher des femmes de race blanche dans leurs commerces.
Ainsi, la communauté chinoise s’est davantage repliée sur elle-même. Pour subsister, plusieurs ont ouvert leurs propres entreprises, cafés et buanderies. Ces commerces étaient fondés par eux et pour eux.
La communauté chinoise d’Ottawa ne comptait que 300 personnes avant la Seconde Guerre mondiale. La croissance de la fonction publique à Ottawa a fait croître la population chinoise, ce qui a entraîné une apparition ponctuelle de cafés et de lavoirs sur certaines rues de la capitale.
Entre 1911 et 1921, huit nouveaux restaurants chinois ont vu le jour, menant leur nombre à 16. En 1920, les lavoirs se chiffraient à 60. Les propriétaires d’entreprises chinoises passaient leurs commerces à d’autres avant de retourner en Chine ou d’explorer d’autres horizons.
Vers 1945, plusieurs citoyens d’Ottawa ont commencé à se soulever contre les lavoirs chinois, prétextant une baisse de la valeur mobilière.
Aujourd’hui, les présentoirs à fruits et à légumes demeurent dignement alignés devant l’épicerie Phuoc Loi. Par contre, en y entrant les voix qui s’animaient se taisent. La tension qui règne rend mal à l’aise et répond à des décennies de séparation entre deux cultures.
L’intégration demeure une considération lointaine pour certains Canadiens d’origine chinoise. Selon le recensement de 2001, 29 % des immigrants de Chine ne parle aucune des deux langues officielles. L’exclusion puis le regroupement de ces gens y ont joué un rôle.
Au magasin Wah Shing, en affaires depuis 26 ans, les clients fourmillent. « Le propriétaire ne parle pas anglais. Nos clients sont surtout Chinois, mais nous en avons qui viennent d’ailleurs aussi », indique Ed, le commis principal.
« Nous avons des clients chinois, mais aussi certains Canadiens qui ont appris la langue et qui veulent la pratiquer », explique Jenny du Capital Book Store & Gifts qui se spécialise dans la distribution de plus d’une dizaine de journaux rédigés en chinois.
Entreprises d’hier et d’aujourd’hui
Shung Joe fut un des premiers Chinois nés au Canada. Après avoir ouvert un lavoir à Ottawa, il réussit à faire immigrer sa femme, Kai-Voon, en 1923. Elle a évité l’exclusion chinoise de justesse. « Ma mère a été chanceuse. Elle a réussi à venir au Canada parce qu’elle était déjà sur le bateau », raconte son fils, William Joe.
William a suivi dans les traces de son père, en ouvrant un autre commerce, le restaurant Cathay. Ayant toujours pignon sur la rue Albert, ce restaurant chinois est le plus ancien de la ville d’Ottawa. Dans ce coin achalandé du centre-ville, Cathay attire encore les foules pour le dîner ou le souper.
Alan Kwan a travaillé avec son père Jimmy au restaurant Cathay de William Joe. À son tour, en 1971, Alan a ouvert le premier restaurant du quartier chinois de la rue Somerset, le restaurant Shanghai. L’établissement a été cédé aux enfants de Kwan au début des années 2000.
« Dans les familles chinoises traditionnelles, les parents préfèrent céder leur entreprise à leurs enfants. Mais au fur et à mesure que nous nous immergeons dans le mode de vie canadien, la succession ne signifie pas nécessairement de passer le commerce aux enfants », explique Eddy Lai, vice-président des affaires internes de l’Association of Canadian Chinese Entrepreneurs (ACCE).
Au Capital Book Store & Gifts, en affaire depuis 30 ans, l’avenir n’est pas clair. « La propriétaire n’a pas d’enfant. On ne sait pas ce qui arrivera au magasin dans l’avenir », explique Jenny, commis du magasin.
Cela fait maintenant 50 ans que 400 Chinois se sont installés sur cette parcelle de la rue Somerset. Depuis, d’autres communautés d’Asie s’y sont glissées, particulièrement du Vietnam et du Cambodge.
En 1989, une nouvelle organisation a vu le jour pour améliorer les conditions économiques du quartier chinois d’Ottawa. La Somerset-Chinatown Business Improvement Area regroupe plusieurs commerces situés entre les rues Bay et Rochester, sur l’axe Somerset.
« Notre mission est d’assurer l’entretien, l’embellissement et l’amélioration de cet espace public. Nous encourageons l’amélioration de la sécurité publique et faisons la promotion des entreprises locales et du tourisme », indique Qi Zhou, gestionnaire de bureau de l’organisme.
« De plus, nous encourageons le développement économique des entreprises et les efforts de revitalisation », ajoute Mme Zhou.
En 1986, un groupe de commerçants chinois a voulu ajouter au caractère culturel du quartier, pour y attirer plus de clientèle. Par contre, certains groupes de citoyens hésitaient à prendre cette orientation, préférant maintenir une identité multiculturelle.
Bien que le conseil municipal d’Ottawa ait favorisé un caractère chinois pour le quartier, la mesure a été abandonnée et le Chinatown s’est développé à son propre rythme.
« Le défi principal touchant les entreprises chinoises au Canada est de s’incorporer adéquatement dans la société majoritaire pour bien s’épanouir », indique M. Lai.
« Parmi tous les entrepreneurs chinois, bon nombre d’entre eux préfèrent se situer dans des communautés de type « Chinatown », mais plus encore, ils travaillent très fort pour orienter leurs commerces au service du public en général », ajoute le président de l’ACCE.
-Nathalie Caron
Commentaires